BATXIBAC

BATXIBAC

A UNE PASSANTE

                 À une passante
 
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit! - fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!




Le poème est consacré à l'évocation d'une rencontre. Le hasard de la ville met le poète en présence d'une femme idéale, d'autant plus fascinante qu'elle est perdue sitôt que rencontrée. Sa beauté fulgurante et les sentiments qu'elle inspire sont pris en charge par une écriture qui rend paroxystiques les sensations et émotions qu'elle énonce. Ces exagérations confèrent au texte sa facture théâtrale.

Le titre-dédicace, “ À une passante”, l'image de la femme et l'intensité du discours amoureux concourent à une représentation passive du poète abandonné à sa contemplation et plongé dans la brutalité de la solitude et de l'angoisse. En ce sens, les exclamations nombreuses et l'interrogation anxieuse qui succèdent à trois phrases plus harmonieuses accompagnent le mouvement du texte qui de la rencontre éblouie aboutit à une quête douloureuse nourrie du sentiment du tragique.

La succession des tableaux – surgissement de la figure féminine, intensité du coup de foudre, désespoir de la séparation – est décalée par rapport à la distribution ordonnée des quatrains et des tercets. Cette brisure souligne l'inattendu de la rencontre et le désordre émotionnel.

Le tableau

Le premier vers construit par métonymie le décor hostile de la ville. Cette agressivité, amplifiée par la métaphore finale, renforce par effet de contraste la magie de la rencontre qui interrompt brutalement toute autre référence à l'espace ou au temps

À la mobilité que suggère le vers 4 ( deux verbes de mouvement ) s'oppose la roideur véhiculée par la métaphore du vers 5.
Le portrait de la femme procède par flash :
la métonymie “ le feston, l'ourlet” absorbe le regard dans le tournoiement féminin d'une robe
l'emploi systématique du singulier, sa main, sa jambe, son oeil, isole les mouvements et participe à la dimension sculpturale du corps

Le poète s'évoque lui-même dans une attitude figée :
le verbe d'action est isolé par la ponctuation et immobilisé dans la durée indéfinie de l'imparfait “je buvais”
la rigidité de son attitude est explicitement dite par un participe passé que souligne une allitération suggestive “crispé” “extravagant”
une antithèse ménage un effet saisissant de clair-obscur “un éclair” “la nuit”

Une rencontre baudelairienne

Dans la réalité de son corps et le détail de ses mouvements, la femme est synonyme de plénitude physique et de fougue “longue “mince” “main fastueuse” “majestueuse”

Le jeu des appositions assure le dépassement de son image corporelle au profit d'abstractions qui l'érigent en symbole de souffrance et d'infini “douceur” “fascine” “plaisir” “tue”. Les antithèses du vers 8 et le chiasme soulignent le bonheur paradoxal qu'elle procure.

Elle inspire un amour paroxystique et tragique :
emploi d'adverbes de sens fort ou absolu “soudainement” “trop tard” “jamais”

Le thème de la fatalité traverse la complicité fabuleuse -suggérée par le tutoiement- et l'irréel du passé sur la note tragique de l'amour impossible et à jamais idéal


Dans les Tableaux parisiens Baudelaire n'ignore plus la communauté des hommes, elle est là dans sa totalité indistincte, les êtres se différencient, tout en restant très collectifs. La sympathie de Baudelaire va aussi à des êtres plus individualisés; ici il s'adresse à une passante, deux êtres se croisent et ne se reverront plus, sinon “dans l'éternité”. Deux destinées se croisent, anonymes, mais elles ne sont ni indépendantes ni indifférentes.